Les risques du métier

Les moteurs vrombirent et entraînèrent le bus dans l'ascension de cet interminable boulevard, s'arrachant comme à regret à la fraîcheur du fleuve et à ses nobles bâtisses en pierres claires pour un nord plus populaire. Sa carcasse métallique s'échauffait sous les amples rayons d'un soleil d'été mais ses vitres teintées protégeaient ses occupants d'un aveuglement désagréable. Ils ne leur restaient plus qu'à affronter la moiteur qui y régnait et les aléas d'une circulation qui s'opposait à toute prévision sur la durée de leur trajet. Pour les plus âgés d'entre eux, c'était une agréable parenthèse à l'abri de la chaleur, dont la quiétude n'était troublée que par les sonneries impromptues des téléphones portables, les bruits sourds qui s'échappaient des casques de mélomanes aux goûts étranges et l'appréhension de l'instant fatidique où il leur faudrait commencer à se lever pour ne pas rater leur arrêt au risque de s'infliger de pénibles minutes de marche supplémentaires. Pour ces écoliers en revanche, qui ne semblaient tenir debout que par la bonne volonté de leur imposant cartable et dont les regards révélaient l'impatience de voir ce long mois de juin s'achever avec l'année scolaire, ce voyage n'était que le prélude obligé à une fin d'après-midi plus ludique devant un écran ou dans un jardin.

Il était plus difficile de se prononcer pour cet homme mûr au visage buriné et aux cheveux filandreux, dont le large sac rempli à craquer et les fortes émanations corporelles suggéraient qu'il n'avait pas eu accès à un domicile depuis longtemps. Était-il ici pour la proximité que ses congénères ne pouvaient lui refuser dans un espace aussi confiné, comme semblaient l'indiquer ses tentatives maladroites de conversation, entachées de gestes désordonnés et d'une haleine où perçaient des effluves de spiritueux ? Ou bien essayait-il de mettre de la distance entre lui et une patrouille de gendarmerie trop inquisitrice ? Toujours était-il que les rares coups d'œil désapprobateurs dont il était l'objet ne laissaient planer aucun doute sur le fait que personne ne chercherait à en savoir davantage. Et ce jeune homme adossé au fond du bus, plongé dans un ouvrage dont la couverture nous apprenait seulement qu'il y était question de vaisseaux spatiaux s'attaquant à des hordes de robots arachnéens, avait-il seulement conscience de la progression du véhicule ou son esprit était-il trop accaparé pour qu'il s'alarme si une nuée d'hirondelles s'avisait subitement de le faire circuler au beau milieu des nuages ?

Indifférent, en apparence au moins, à ces considérations sur les voyageurs dont il avait la charge, le conducteur poursuivait son itinéraire, embarquant et débarquant de nouveaux archétypes de voyageurs à chaque halte. Telles ces femmes d'origine africaine dont les habits chatoyants témoignaient de leur attachement à une culture cosmopolite, ces étudiants en art munis de leurs sempiternels et encombrants cartons à dessin qui ne s'inclinaient en encombrement que devant les jeunes parents et leurs volumineuses poussettes, moyens de transport péniblement enchâssés dans un moyen de transport plus vaste, ou encore ses rares cadres en costume dont l'imperceptible plissement de nez à la vue de cette faune trahissait une divergence de vue avec l'entreprise qui venait de supprimer leur voiture de fonction au nom de considérations vaguement écologiques.


Cette affluence ne faisait qu'ajouter une chaleur humaine à celle qu'imposait déjà le climat mais à l'arrêt suivant, un souffle hivernal balaya brièvement l'enceinte du bus. Trois hommes en uniforme et casquette vert bouteille venaient en effet d'y pénétrer et chacun reconnut le glaive inflexible de la loi en la personne de ces contrôleurs. Leurs formules de politesse parvenaient difficilement à dissiper l'atmosphère d'hostilité irraisonnée que leur arrivée avait provoquée. Irraisonnée car l'immense majorité des voyageurs était en règle ; même — au vif déplaisir de certains qui s'attendaient manifestement à voir leurs préjugés confortés par un esclandre — le sans-abri. La déconvenue de repartir bredouille leur fut finalement épargnée par une jeune femme toute de noir vêtue assise au dernier rang. Comme le signalaient les sourires éclatants affichés de part et d'autre, l'opération se déroulait sans scandale, contrairement aux attentes de l'autre passager du fond qui, arraché à son roman, ne perdait pas une miette du spectacle tout en feignant d'étudier avec attention la multitude de teintes qu'un chewing-gum pouvait atteindre au cours de sa décomposition sur le sol pailleté du bus. Elle fut tout de même assez ardue car le regard émeraude de la contrevenante se perdait dans la contemplation du paysage et elle-même ne voulait à aucun prix interrompre sa conversation téléphonique, largement ponctuée d'onomatopées sonores. Comprenant qu'elle ne possédait pas d'espèce, l'agent agita son lecteur de cartes bancaires sous son nez, jusqu'à ce qu'elle tire le précieux sésame de son sac et lui tende négligemment d'une main gainée d'une mitaine en fine dentelle noire, dans un geste suprêmement pétri d'une dignité insouciante.

Mais tandis qu’elle composait son code avec désinvolture, son sourire se crispa et, détail nettement plus dérangeant pour le témoin cartésien de la scène, son portable semblait de moins en moins lié à sa main mais plutôt animé d'une volonté propre qui le fit s'élever dans les airs jusqu'à rentrer en contact avec la barre métallique suspendue au plafond à laquelle les voyageurs les plus infortunés devaient s'agripper pour ne pas subir une déstabilisation humiliante lors d'un freinage intempestif, à moins bien sûr que l'un de leurs voisins immédiats ne leur inspirât une irrésistible attraction. Et pendant que les deux autres contrôleurs se rapprochaient de leur fructueux collègue, la barre se mit à onduler, d'abord doucement puis de plus en plus vite, pour finir par disparaître un court instant avant de s'enrouler autour des trois agents, apparemment inconscients de l'incongruité de la situation. Même leur soudaine évaporation eut lieu dans l'indifférence générale. Le temps d'un clignement d'œil et tout était rentré dans l'ordre. Peut-être n'avait ce été là que le songe d'un bus d'été. Mais comment expliquer alors la lueur sardonique dans les yeux de cette passagère et surtout la présence d'une casquette sur le sol ?