Longtemps j'ai parcouru les terres d'Apolésie. Et ces étendues inhospitalières sont progressivement devenues un foyer cher à mon cœur. Aujourd'hui, seuls dans cet immense manoir où l'on m'expose comme une vénérable antiquité, moi et mes membres qui ne sont pas restés bloqués dans une congère ou sous une roche volcanique regrettons avec nostalgie ces périples incertains. J'ai vu plus de mystères et de merveilles que votre science ne pourrait expliquer. J'ai contemplé la forêt dans les airs et la mer d'ivoire ; j'ai côtoyé Paltaïr le destrier doué de parole, Énaorphée l'homme qui commande aux lions et Naélia à la peau si parfaite que les étoiles s'y reflètent ; j'ai vibré en écoutant la symphonie des cavernes de cristal ; j'ai goûté la chair du roi des serpents Izimir ; j'ai combattu aux côtés des golems de glace et j'ai pleuré leurs innombrables victimes dont le sang a teint une montagne entière. Mais comme tous les autres, une seule histoire vous intéresse…


J'étais jeune à l'époque et mes cheveux flottaient librement au vent tandis que je quittais le service du comte Alkaran. C'était un homme comme les vestiges de l'empire en donnaient encore au monde : noble, juste mais inflexible. Ses gens le respectaient mais tous craignaient l'éclat de haine qui traversait parfois son regard distant. Nul n'ignorait en effet son histoire tragique. Fils unique d'une famille de la haute noblesse, il était sorti major de l'académie militaire avec trois ans d'avance. On louait en lui le cavalier émérite et le fin lettré, rompu à toutes les armes et tous les arts, aussi habile dans les choses de la guerre que dans celle de l'amour. Sa prestance et son visage régulier en avait fait la coqueluche de toutes les filles du royaume. En contrepartie, il devait affronter les mauvaises langues et qui ne concevaient pas qu'un tel parangon ne puisse dissimuler quelques secrets hideux. Il irradiait pourtant d'un si grand bonheur lors de ses noces que les ragots s'essouflèrent. Il avait rencontré sa promise, Angélique, lors d'une escapade champêtre. Et dès lors, habités d'une passion dévorante, les deux amants n'avaient pu se quitter un instant, s'unissant à l'autel à peine quelques semaines plus tard. Après une fête mémorable qui dura trois nuits et réunit maintes familles illustres, les époux partirent dans un chalet isolé savourer leur félicité nouvelle. Le jeune Alkaran revint bien après ce qu'il avait convenu avec ses amis, seul. Les rares qui affrontèrent sa colère et son chagrin ne purent tirer de lui qu'un récit confus sur une attaque de brigands.

À partir de ce jour, toute joie l'abandonna et il restait enfermé des heures dans son bureau, exigeant chandelles, papier et encre en quantité astronomique et dont il ne restait nulle trace le lendemain. Son chagrin sembla s'apaiser avec le temps et il réapparut en public, de fréquents rictus déformant ses traits en une parodie de sourire. Ce n'était plus que l'ombre de lui-même mais ses dons avaient tellement brillé qu'il hérita naturellement du comté de son père. Il s'appliqua à en assurer la prospérité et à récompenser équitablement le travail de chacun. Même si l'époque était paisible, il prenait grand soin de sa milice, et entraînait personnellement les recrues les plus prometteuses. C'est d'ailleurs auprès de lui que j'ai fait mes classes. Mais jamais plus il ne devait connaître l'amour, hanté par ses souvenirs et d'atroces cauchemars. Et lorsque ses premiers cheveux blancs apparurent, il n'avait pas l'ombre d'un héritier. Les courtisans ambitieux et des militaires fanatiques laissèrent alors libre cours à leurs rêves de pouvoir et le comté se consuma en une détestable guerre civile. Un temps, l'armée loyaliste dont je faisais partie maintint l'ordre et empêcha les massacres mais, menés par un comte désabusé, nous fûmes bientôt submergés, laissant place à un chaos de feu et de sang qui devait durer des années. La plupart de mes amis ayant trouvé la mort dans des batailles absurdes ou des pogroms haineux, je pris la route pour ne jamais revenir sur les lieux qui m'avaient vu naître et grandir, devenus le jouet d'une junte corrompue.


Ma juvénile insouciance ne me mis pas longtemps à l'abri du besoin et je me retrouvais à dormir à la belle étoile dans des forêts humides. Cela me forçait aussi à braconner au mépris de la loi pour une bien maigre pitance. J'étais totalement seul et, sentant que mon hygiène et mes facultés d'expression en pâtissaient, je décidais de m'arrêter dans le premier village que je trouverais. C'est donc avec soulagement que j'arrivais à Hyfernis, un hameau reculé dont les habitants ne furent pas rebutés par mon aspect sauvage. Il y avait là une petite auberge, et son tenancier accepta de m'héberger en échange de mon travail. Sa clientèle était composée de rares marchands – qui consentaient à y passer la nuit dans l'espoir souvent déçu d'y écouler leurs invendus – et des paysans des environs. Ceux-là arrivaient tard après leur journée dans les champs et venaient y prendre un peu de bon temps avant de retourner s'écrouler dans le lit conjugal. L'ambiance était chaleureuse, la solidarité dans l'effort étant confortée par l'alcool bon marché, et il ne fallait voir dans les rixes amicales qu'un divertissement viril. Les sujets de conversation étaient limités, mais la météo ou les rumeurs graveleuses sur le prêtre arrivé récemment suffisaient amplement à bannir le silence de la nuit. Cette bonhomie semblait toutefois se heurter à ma qualité d'étranger et j'évitais la grande salle car mes apparitions provoquaient des remarques peu amènes. Cela avait bien même failli dégénérer la fois où j'avais renversé un pichet, avant que le patron ne calme les esprits en offrant une tournée générale à mes frais.

Les semaines se changèrent en mois et après avoir effectué plusieurs réparations, je caressais vaguement l'idée d'ouvrir un atelier de menuiserie, d'épouser une jolie jeune fille et de mener ici une existence paisible. Un événement malheureux se chargea d'anéantir ces vaines chimères et de me ramener à la raison. Un jour radieux avait pourtant annoncé le début des festivités de la moisson, dont on m'avait tracé un portrait alléchant. Après une période d'intense activité, chacun célébrait ce repos bien mérité, même si les maîtresses de maison se devaient de préparer des plats en abondance. Des banquets prétendument improvisés étaient en effet dressés à tous les coins de rues et constituaient un incontournable marqueur social. N'ayant pas encore de situation à défendre, j'étais libre de déguster tartes et rôtis sans arrière-pensée. Me sentant vaguement coupable d'abuser de leur générosité, je complimentais copieusement les cuisinières pour soulager ma conscience. Je ne pus alors m'empêcher de remarquer que certaines répondaient par un sourire plus qu'engageant.

Cela peut vous sembler étrange lorsque vous contemplez le vieillard décrépit qui se tient devant vous, mais laissez-moi me dépeindre au temps de ma splendeur. Je n'étais pas très grand mais j'avais conservé de mon passage dans l'armée une carrure athlétique et une démarche martiale qui inspirait le respect. Ma musculature s'accompagnait toutefois d'une fâcheuse maladresse que mes fréquents sourires peinaient à compenser. Ces derniers avaient néanmoins le mérite d'exposer mes dents, dont la blancheur éclatante contrastait avec mon visage mal rasé et légèrement asymétrique. Incontestablement, ma fierté résidait dans mon abondante chevelure. Je mettais un point d'honneur à la laver régulièrement afin que, pareil à l'écume, ses amples boucles dorées chevauchent la moindre brise. Sans être un sujet de sculptures, je ne manquais pas d'arguments à faire valoir auprès de la gente féminine. J'avais d'ailleurs eu les plus grandes difficultés à justifier auprès de mes compagnons d'armes mon faible recours à cette qualité. Non que j'eusse été l'un de ces incurables romantiques perpétuellement tourmentés par l'amour ; de nombreux lendemain de beuveries m'ayant amplement démontré le contraire. Mais ma naïveté m'imposait d'admirables aspirations qui se heurtaient cruellement à la réalité.

Aussi, alors que la soirée s'étirait et que la fatigue rendait les danses plus langoureuses, je ne fus nullement surpris de voir Anna s'approcher de moi en enroulant une de ses mèches d'un air mutin. Je me préparais à l'éconduire avec toute la distinction que requéraient les lourdes brassées de jasmin qui débordaient de la balustrade nous surplombant, quand trois hommes s'interposèrent. Au milieu de deux brutes épaisses au regard bovin, je reconnus Karl, le mari d'Anna, qui n'était pas moins imposant. Il m'avait pris en grippe dès mon arrivée et d'après ce que j'avais pu observer de ses facultés de raisonnement, je pouvais épargner ma salive en explications et me préparer à l'inévitable affrontement. Je le fis sans enthousiasme car s'il n'avait pas inventé l'eau tiède, son surnom – cou de taureau – n'était pas usurpé et c'était une force de la nature que la vie n'avait cessé d'endurcir. Aîné d'une grande fratrie dont les parents étaient morts trop tôt, il avait failli être enrôlé dans un cirque comme bête de foire avant d'être secouru par un prêtre. Celui-ci avait vite renoncé à l'éduquer en constatant qu'à peine adulte, il abattait déjà le travail de cinq hommes. À la mort de ce bienveillant serviteur de Dieu, il avait pu laisser libre cours à son penchant pour la boisson, devenant le persécuteur odieux de sa famille et de son voisinage. Autant dire que mes chances étaient des plus minces, d'autant que ses deux compères semblaient sortis du même moule. À ma grande surprise, il se fendit tout de même de quelques paroles introductives :

— Eh toi, l'asticot, arrête de tourner autour de ma femme.

Sa voix rocailleuse semblait annoncer l'avalanche de coups qui menaçait de s'abattre sur moi et je tentai de le surprendre en faisant mine de répondre avant de me jeter sur lui. Mais malgré sa masse et son regard aviné, il fut assez vif pour se pencher sur le côté tout en m'assénant un direct dans la mâchoire qui me laissa pantois. Je me pris à espérer que nous allions en rester là, mais l'un de ses deux acolytes m'avait contourné et envoya son coude se fracasser sur ma colonne vertébrale qui l'accueillit avec un craquement outré. Je profitai de ma chute pour imprimer à mes jambes un mouvement circulaire qui amena un de mes adversaires à mon niveau. J'allais enfoncer mes doigts dans ses orbites quand Karl me coupa le souffle d'un coup de pied dont le classicisme ne souffrait aucune contestation. Mon regard commençait à se voiler et j'essayai de rouler latéralement pour reprendre mes esprits mais c'était peine perdue. Dans un ultime effort, je lançais mes poings à l'aveuglette. S'ils ne rencontrèrent que le vide, mon crâne connut une fortune inverse, pris en étau entre les semelles de mes assaillants. Dépité par son incompétence, mon organisme sombra dans l'inconscience plutôt que d'assister à la suite de ce calvaire.

Je pourrai prétendre que la chaleur bienveillante du soleil à son zénith suffit à me tirer de ma torpeur. Et que je n'eus qu'à étirer mes membres courbaturés avant de reprendre la route. En réalité, ces trois joyeux lurons avaient jugé plus ludique de jeter mon corps dans une fosse à purin dont l'odeur était presque plus douloureuse que mes plaies à vif. Et il me fallut un bon quart d'heure d'efforts désordonnés entrecoupés de gémissements pour me mettre à genoux. Malgré mon épaule gauche démise, je constatais qu'aucun de mes os n'était brisé, sans savoir si je devais cette anomalie à ma constitution solide ou à la compassion tardive de mes agresseurs. Fort de ce bilan mitigé, je me résignai à regagner le village car je ne pouvais espérer me rétablir et subvenir à mes besoins dans cet état. L'auberge n'était qu'à trois kilomètres mais je n'y arrivai que tard dans la nuit, ce qui présentait l'avantage de la discrétion. Le trajet avait été un cauchemar et je m'étais évanoui à plusieurs reprises. Je lus d'ailleurs l'effroi dans le regard de l'aubergiste lorsqu'il m'aperçut dans l'embrasure de sa porte. Le brave homme accepta de m'accorder soins et nourriture, à la seule condition que je me cache et que je ne reste pas plus d'une semaine. Karl avait en effet pavané toute la journée en relatant notre altercation et les gens avaient pris son parti, plus par prudence que par conviction, ajouta-t-il pour me réconforter.


Je me conformai à ces instructions pendant quelque temps mais quittai le hameau dès que je pus me tenir debout, non sans un certain soulagement. Pendant tout mon séjour, j'avais tenté de me convaincre que j'avais trouvé ma place et qu'en fuyant la guerre, j'avais pris une décision raisonnable. Mais une petite partie de moi aurait préféré une mort héroïque lors d'une bataille perdue d'avance dans le noble but de permettre à quelques innocents de fuir. Et si je parvenais si facilement à l'ignorer, c'est que plus profondément, je désirais une gloire moins éphémère et surtout de laquelle je puisse jouir toute ma vie. C'était là une ambition qui s'accordait mal avec la modestie des lieux que je laissais derrière moi. Pour autant, la forêt dans laquelle je cheminais ne constituait pas un net progrès de ce point de vue et une pensée commença bientôt à envahir les rêveries éveillées qui peuplaient mon horizon désert. Plutôt qu'espérer frapper les esprits par un improbable haut fait, pourquoi ne pas me tourner vers l'argent ? Si je parvenais rapidement à accumuler une grande richesse, il me serait aisé d'en conserver toujours assez pour déceler dans le regard d'autrui la jalousie attestant de mon succès. Et même si je ne pouvais espérer dans ce cas que mon nom traverse les siècles auréolé de prestige, je pourrais me contenter de fonder une dynastie qui perpétuerait mon héritage. Rapidement, cet objectif supplanta le précédent et je pus me consacrer à la seule étape épineuse de mon plan : constituer mon capital de départ.

J'étais arrivé sans ressource à Hyfernis et la situation avait encore empiré depuis. Je ne possédais aucun talent que de riches souverains auraient cherché à louer à prix d'or. Je n'avais aucune connaissance haut placée dans l'administration qui aurait pu me faire tremper dans une combine louche. Je ne possédais pas le commencement d'un moyen de pression sur un notable fortuné ou un baron du crime. Un peu découragé par cette litanie d'impasses, je décidai dans un premier temps de me fier à ma bonne étoile, qui fit preuve d'une célérité plus qu'appréciable. Alors que je finissais un repas frugal composé d'un oiseau décharné que j'avais abattu d'un jet de pierre, j'entendis un éclat de voix non loin. Je portai mécaniquement la main à la dague qui pendait à ma taille et me dirigeai à pas de loup dans la direction supposée du bruit. C'était une précaution inutile car le soleil était au plus haut dans le ciel et les arbres clairsemés, ce qui ne m'offrait guère de possibilités de dissimuler mon approche. Je distinguai rapidement trois silhouettes engagées dans ce qui semblait être un conciliabule animé. Mon arrivée n'eut pour seule conséquence que de leur faire abandonner leurs efforts de modération sonore :

— Bien sûr qu'on aurait dû l'attaquer. Tu crois vraiment que les gens vont spontanément venir nous faire des dons ?

— On ne va pas non plus attaquer tous les pouilleux qu'on croise sinon on n'en finira jamais.

— Parfait, on a qu'à attendre qu'une caravane ou un bourgeois passe dans cette forêt paumée. Et dans l'intervalle, pourquoi ne pas manger des racines et des baies ?

— Fermez là vous deux, on a de la visite.

Le timbre grave – et le maintien altier de son propriétaire – trahissait une autorité naturelle qui réduisit les deux autres au silence. Ce dernier fixa sur moi un regard inquisiteur et m'invita d'un geste à m'asseoir dans leur cercle. Son examen se prolongeait, faisant monter en moi un malaise diffus et me poussant à y mettre un terme :

— Messieurs, je n'ai pas pu m'empêcher de saisir votre conversation et j'ai cru comprendre qui vous vous adonniez à la lucrative activité de bandits de grands chemins. C'est là une carrière à laquelle j'ai longuement songée ces derniers temps et unir mes forces aux vôtres en constituerait un début prometteur.

Mes paroles ne déclenchèrent dans un premier temps qu'un raclement de gorge avant que le chef ne m'accorde une réponse :

— Voilà qui est tourné avec une grande urbanité, commenta-t-il d'un air amusé. J'espère tout de même, jeune homme, que vous faites moins de manières une lame à la main car vous imaginez bien que nous fréquentons peu les salons.

Ses compères s'esclaffèrent benoîtement à cette idée saugrenue mais un coup d'œil impérieux les ramena une nouvelle fois à l'ordre.

— Ce serait sans doute un désastre d'y amener ces pauvres bougres, soupira-t-il avec ce que j'identifiai comme une pointe de regret. Mais cela ne doit pas nous faire oublier les bonnes manières. Laissez-moi donc nous présenter. Je m'appelle Brice del Esloc et voici mes deux associés, Sebastian et Kriss. Il n'y a pas encore si longtemps, j'étais médecin dans une ville de province, suivant en cela la tradition familiale. Mais malgré mon indéniable compétence, la banalité des cas qui s'offraient à moi m'interdisait toute progression dans mon art. Et mes clients étant de modestes artisans ou des employés de maison, je ne pouvais m'appuyer sur ma rétribution pour mener grand train. Je voyais les années passer et ma vie s'enfoncer dans la médiocrité – sentiment renforcé par l'échec retentissant de mon mariage – quand deux imbéciles s'attaquèrent à la banque sans une once de préparation. Ils furent rapidement mis hors d'état de nuire mais le duc me confia la tâche de les soigner afin selon ses termes «  qu'ils profitent avec la plus grande acuité de leur châtiment  ». Saisis de compassion, et de dégoût envers mon existence routinière et insignifiante, j'organisai leur fuite et pris la tête de notre petit groupe. Je me suis rendu compte que je n'avais pas choisi les plus dégourdis et qu'ajouté à mon inexpérience dans le domaine criminel, cela allait nettement compliquer mes projets. Mais votre venue donne corps à une de mes idées. Si nous arrivions à recruter d'autres gaillards comme vous – bien bâtis et pas idiots – nos opérations prendraient une toute autre envergure. Alors qu'en dites-vous, maintenant que je vous ai fait part de nos perspectives, est-ce que vous maintenez votre candidature ?

— C'est exactement ce que je cherchais, un groupe dynamique qui n'a pas peur d'aller au devant de son futur, acceptai-je avec un enthousiasme à peine terni par les regards vides que Sebastian et Kriss posaient alternativement sur Brice et moi.

— Dans ce cas c'est décidé, partons en quête d'hardis compagnons.


Nous nous mîmes ainsi à écumer la province, rançonnant les pauvres hères qui ne nous semblaient pas répondre à nos exigences. Quant aux autres, nous leur proposions de nous rejoindre en leur faisant miroiter toutes les cibles qui seraient bientôt à notre portée. Une récente famine avait perturbé l'économie de la région sans que les impôts ne s'adaptent à ces nouvelles circonstances ; aussi nos membres potentiels s'avéraient assez sensibles à nos arguments. Et plus notre troupe s'agrandissait, plus notre démarche paraissait convaincante, même s'il nous fallait ne plus tarder de passer aux actes pour conserver notre crédibilité. Mon sens de l'organisation m'avait propulsé second de Brice et j'étais responsable de la logistique. Si nous pouvions au début nous loger dans des tavernes en intimidant leurs propriétaires, nous fumes bientôt une vingtaine et il devint plus commode de monter un camp chaque soir. Je pouvais mettre à profit mon expérience militaire pour insuffler un semblant de discipline à nos recrues, pour la plupart des cultivateurs un peu frustres. Brice se révéla aussi un meneur d'hommes efficace, même si je trouvais son style un peu trop éthéré. Il aimait haranguer sa petite troupe avec de long discours enflammés qui nous passaient pour l'essentiel largement au-dessus de la tête. Il y était beaucoup question de dignité et de révolte mais de fréquentes allégories en atténuaient l'impact concret. Toujours est-il que nous formions un duo complémentaire et que le moral était au plus haut.

J'éprouvais toutefois des doutes sur nos capacités de combat, ce qui me poussa à instaurer un entraînement matinal. Je découvris ainsi que mes soupçons étaient certes fondés, mais aussi que sous des dehors d'imbéciles heureux, Sebastian et Kriss constituaient de parfaits instructeurs. J'avais envisagé de m'en séparer dès que nous serions plus nombreux mais c'était un réel plaisir de les voir virevolter avec leurs épées au soleil levant. Et il semblait qu'à leur contact, même le plus inoffensif des hommes devenait progressivement une insensible machine à tuer. Car ils enseignaient non seulement des techniques variées – dont certaines me paraissaient être leur création – mais aussi un détachement face à la mort, la leur ou celle de leurs ennemis, qui les rendait redoutables. Et cet état d'esprit envahissait rapidement leurs élèves, à ma plus grande satisfaction. Un soir, j'allai leur faire part de mon étonnement alors qu'ils s'étaient installés à la lisière du campement et dévoraient de la viande grillée :

— Les gens ont tendance à nous sous-estimer mais comme ça nous arrange, on ne fait rien pour les détromper. Quand tu joues les simples d'esprit, c'est fou ce que les gens peuvent dire ou faire devant toi en pensant que c'est comme si tu n'étais pas là. Et puis là où l'on a grandi, il valait mieux ne pas se faire remarquer. Le seigneur local faisait enlever les enfants plus costauds ou plus malins que la moyenne pour les incorporer dans une sorte d'école spéciale d'où on ne les voyait jamais ressortir. On a vu plusieurs de nos amis se faire prendre alors qu'on était que des gamins alors forcément, ça forge le caractère. À partir de ce moment, on a décidé d'apprendre à se défendre et de ne jamais se faire prendre vivant. C'est pour ça qu'on a une dette envers le docteur del Esloc.

Il se tut et les deux amis se figèrent, plongés dans leurs douloureux souvenirs. Je les quittai en marmonnant que l'heure de la révolte avait sonné, prenant conscience que je les avais jugés trop hâtivement en ne me basant que sur les apparences.


Nous étions désormais vingt-cinq et nous avions cessé de recruter pour nous concentrer sur l'entraînement, enchaînant les séances au camp avec des exercices plus pratiques qui assuraient le renouvellement de nos vivres. Ces succès faciles et néanmoins rémunérateurs contribuaient à l'excellent climat qui régnait entre nous. Si les hommes se plaignaient parfois du manque de femmes ou plus rarement de celui de leurs familles, une visite dans un bordel venait à bout de leurs récriminations jusqu'à la fois suivante. Je remarquai pourtant que Brice ne nous accompagnait jamais et que son autorisation n'était due qu'à son pragmatisme. J'essayai de m'entretenir avec lui mais il refusa de me révéler la raison sa conduite tout en minimisant son importance. J'en conclu qu'il ne m'avait pas tout dit lors de notre première rencontre et que son cœur se languissait de quelques douces compagnes qu'il avait dues abandonner en embrassant le crime. Ce n'était toutefois là qu'une supposition douteuse car il semblait de plus en plus renfermé sur lui-même. Il couchait seul dans une tente au centre du camp et y passait le plus clair de son temps à lire ses quelques livres et à écrire fiévreusement. Lorsque nous marchions ou menions une action, il se tenait toujours aux avant-postes avec une exaltation qui galvanisait les hommes mais qui achevait de l'isoler. Ses discours s'allongeaient en même temps qu'ils devenaient plus amères et violents. Je ne reconnaissais plus le médecin compatissant qui s'était encanaillé en réaction à une situation monotone. En fait, sa mélancolie hargneuse me rappelait celle du comte Alkaran, le panache en moins, et il me parut indispensable de mettre les choses au point :

— Vous n'avez pas l'air en forme pour un docteur, lançai-je gaiement en pénétrant dans sa tente.

Il se retourna avec cette expression furieuse que tout le monde avait appris à redouter mais je ne cillai pas et il parut se raviser. Ses traits s'adoucirent et la fatigue le submergea. Il me fit signe de m'asseoir et commença à s'exprimer d'une voix chevrotante :

— Mon ami, je vous prie d'excuser mon humeur de ces derniers jours. Vous avez accompli un travail dont je n'aurais pas osé rêver et je crois que je vous dois des explications. Il se trouve qu'en vous narrant l'épisode fondateur de mon entreprise, j'en ai omis certains détails. Lorsque le duc m'a chargé de remettre Sebastian et Kriss sur pied, il ne m'a pas choisi par hasard. Quelque temps avant, il m'avait confié le soin de sa fille droguée, comptant sur ma discrétion. Mais malgré tous mes efforts, la pauvre était trop atteinte et mourut d'une surdose lors d'une de ses escapades hors de mon cabinet, défrayant une dernière fois la chronique à cette occasion. Même si je parvins à maquiller son décès en homicide, je m'attirais l'éternel ressentiment du duc. Et il était revenu me voir pour m'annoncer qu'en comparaison de ma sentence, celle de ces deux braqueurs ferait figure d'aimable réprimande. Voilà la triste réalité de ce qui m'a poussé à prendre la fuite.

Il avait parlé de moins en moins fort et j'avais à peine saisi la dernière phrase. Mais il reprit d'un ton vindicatif qui m'était maintenant familier :

— C'est là l'unique manière dont les puissants nous traitent, par l'intimidation et le mépris. Mais ces héritiers n'ont aucune légitimité, aucune compétence, aucun droit. Je leur ferai ravaler leur morgue condescendante, ils regretteront leurs calèches et leurs palais quand le peuple aura repris ce qui lui appartient de droit. Nous n'aurons plus à supporter leurs frasques et à courber l'échine devant ces pantins peinturlurés. En attendant ce jour glorieux, nous allons les frapper là où ils sont le plus vulnérable, au cœur de ce système dévoyé : en les empêchant de percevoir l'impôt. Sans ces taxes injustes et spoliatrices, ils prendront conscience de leur faiblesse et peut-être auront-ils le bon sens de se retirer d'eux-mêmes.

Il conclut sa tirade prononcée d'une traite par un rugissement primaire. Je le laissai à ses élucubrations en songeant que si cette radicalisation expliquait son comportement, elle n'augurait rien de bon pour la suite. Arriva enfin le jour où Brice exposa son plan à tout le monde. Il avait eu vent du passage de collecteurs d'impôts dans un village situé non loin et projetait de les attaquer pour les dépouiller. Je craignais un peu que les gardes qui ne manqueraient pas de les accompagner refroidissent l'ardeur de nos hommes mais tous semblaient impatients d'en découdre. À leur décharge, ils étaient désormais des combattants plus qu'honorables et la complainte révolutionnaire de leur médecin révolté les avait conquis. Nous partîmes donc prestement et arrivâmes bientôt à l'orée du village, dissimulés dans la forêt.


C'était manifestement un endroit très modeste et l'unique agent du trésor public présent n'allait pas y récolter une fortune. Il était pourtant accompagné d'une dizaine de miliciens, dont l'insouciance ne pouvait faire oublier la qualité de l'équipement. J'ordonnais à mes troupes de former un large demi-cercle, de constituer des binômes en choisissant un soldat et d'attendre mon signal. Je déclenchai alors l'assaut un poussant un hurlement destiné à couvrir les battements de mon cœur. L'effet de surprise nous permis de faire facilement quelques victimes mais nos adversaires étaient aguerris et ils se regroupèrent en rond dans un espace ouvert, prêts à défendre chèrement leur peau. Sentant un moment d'hésitation, Brice surgit derrière moi et se jeta sur eux comme un beau diable, entraînant les autres dans son élan. Pour récompense de son effort, il reçut une entaille au bras qui lui arracha un cri de douleur. Et je vis une de nos plus anciennes recrues s'effondrer au sol. Ce premier mort dans nos rangs provoqua un nouveau moment de flottement qui aurait pu nous être grandement préjudiciable sans la percée que réalisa Kriss. Son sang-froid et sa dextérité nous redonnèrent la confiance sans laquelle notre avantage numérique demeurait inexploitable.

Désormais, à trois contre un, l'issue du combat était scellée et effectivement, après une minute intense, il ne demeura à nos pieds qu'une pile de cadavres alors que nous ne déplorions que quelques blessures. Le silence et la poussière retombèrent dans le village et je pus lire sur les visages que chacun prenait conscience de l'ampleur de son acte. Jusqu'ici, nous avions confiné nos attaques à des caravanes de marchands isolées mais cette fois, nous avions défié l'autorité officielle. Le résultat était pourtant décevant car, profitant du chaos, le collecteur s'était enfui à cheval et même si nous pouvions voir ses traces au sol, les autres montures avaient elles aussi déguerpit, rendant inenvisageable toute poursuite. Pour autant, nous n'étions pas seuls car des habitants émergeaient lentement des maisons. Leur expression apeurée traduisait non seulement leur effroi devant cette soudaine débauche de violence mais aussi une incertitude quant au développement de cette situation inhabituelle. À vrai dire, j'éprouvai moi-même de la curiosité et je me tournai vers Brice, remarquant son désarroi fugitif avant qu'il ne reprenne ses esprits :

— Camarades, commença-t-il avec un ample mouvement de bras qui englobait aussi bien ses combattants que les villageois, ne vous y trompez pas. Ce jour marque le début d'une nouvelle ère, une ère où des gens comme vous et moi n'auront plus à subir le joug d'une tyrannie obscène qui foule aux pieds nos aspirations et nos libertés. Une ère où chacun vivra dignement et verra ses mérites reconnus sans distinction inique. Mais l'avènement de cette société meilleure ne se fera pas sans sacrifices. Aujourd'hui nous avons fièrement chassé la harpie qui venait vous priver du fruit de votre labeur. Mais qui nous dit qu'elle ne reviendra pas demain accomplir sa sinistre besogne. Aussi, conclut-il en se tournant vers les habitants qui l'écoutaient – incrédules –, dépêchez-vous de récupérer vos affaires avant que nous ne brûlions cet endroit.

C'est peu dire que son envolée ne déclencha pas d'acclamations. Les hommes et moi-même restions interdits devant ce nouvel accès de fanatisme tandis que la grogne montait chez les principaux intéressés. Alors qu'ils en étaient encore à se demander comment ils allaient pouvoir se dédouaner de ces actes de rébellion et ce que leur témoignage d'innocence et de bonne foi allait leur coûter, voilà que cet énergumène voulait raser leur village. Leurs réticences finirent par l'emporter sur leur prudence et un homme s'avança. Il avait une carrure impressionnante et sa mine naturellement revêche atteignit un nouveau sommet d'énervement lorsqu'il prit la parole :

— Non mais ça ne va pas bien vous ! Non seulement vous venez chez nous tuer tous ces soldats sans la moindre sommation mais en plus vous voulez détruire tout ce qui nous reste. Vous devriez dire à vos copains de rentrer chez eux et aller prendre une douche glacée pour vous remettre les idées en place.

Un instant j'admirai le courage de ce père de famille qui campait crânement devant une horde de bandits et d'assassins mais je me rappelai bientôt que je n'avais jamais vu le courage récompensé ailleurs que dans les contes ou dans les sermons à l'église. Je sentais comme tout le monde que le temps, qui semblait aussi figé que les traits sévères de Brice, n'allait pas tarder à me donner raison. Et en un éclair, je le vis dégainer et trancher net la gorge de l'impudent qui s'écroula dans un râle.

— Si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous.

Son aboiement acheva de plonger tous les protagonistes dans un effarement muet et horrifié. Brisant le sortilège, une jeune fille en larmes s'élança vers lui mais il l'assomma d'un revers de sa main gantée. Alors que nous étions suspendus à ses gestes pour connaître le sort de l'effrontée, il s'en détourna et nous demanda calmement d'allumer un feu et d'encadrer les préparatifs de départ des premiers «  citoyens libres  ». Encore hébétés par ce à quoi nous venions d'assister, aucun ne nous n'eut d'autres réflexes que d'obéir et c'est dans un état comateux que je formai deux groupes pour mettre en œuvre ces directives délirantes. Les villageois n'avaient d'autres possessions que quelques vêtements, des ustensiles de cuisine et un peu de grain qu'ils s'empressèrent de retirer de leurs chaumières avant que celles-ci ne s'embrasent comme des fétus de paille. Désorientés et terrifiés, ils s'enfuirent sans demander leur reste tandis que nous contemplions leurs demeures se consumer. Étrangement ce spectacle nous apaisa. Je n'aurais su dire si c'était par ses vertus purificatrices ou par son flamboiement étincelant et régulier mais le feu nous rassérénait, nous soudait et s'imposait à nous comme l'accomplissement inéluctable de nos actions. Profitant de cette quasi-transe, Brice nous asséna un discours supplémentaire qui contenait en germe la promesse de nouvelles exactions mais qui reçut un accueil favorable.


Pourtant sur le chemin du retour au camp, je ne pouvais m'empêcher de repenser aux événements récents. Bien sûr, j'éprouvais quelques réserves morales concernant le meurtre d'innocents mais après tout, j'avais choisi une voie dans laquelle on ne pouvait faire l'économie de ce genre d'impondérables. Ce qui me perturbait vraiment, c'est que nous avions fait tout ce mal en pure perte puisque le collecteur avait filé et que nous avions laissé partir les rares objets de valeur avant de détruire stérilement le reste. C'était une aberration totale d'un point de vue professionnel et je pressentais que la personnalité de notre chef et ses dernières déclarations ne nous offraient pas d'alternative viable. Son histoire d'enfant droguée m'apparaissait de moins en moins convaincante. Et comment un honnête docteur aurait-il su fabriquer de toutes pièces une scène de crime pour déguiser la mort d'une toxicomane. Peut-être tout cela n'était-il qu'une couverture choisie par un seigneur jaloux pour mener une vendetta. Et ironie suprême, son langage révolutionnaire n'aurait été que le moyen de faire de nous les pions d'un jeu de pouvoir parmi les puissants. Dès lors, deux options s'offraient à moi : me débarrasser de Brice et prendre la tête du groupe ou me contenter de m'éclipser discrètement. Aussi séduisante qu'apparaissait la première possibilité, je me méfiais de la réaction des autres car ils me semblaient dangereusement endoctrinés. J'optais donc pour une fuite moins glorieuse mais plus sûre. Enfin nous arrivâmes au camp où Brice me confia la responsabilité de la fille toujours inconsciente qu'il avait faite prisonnière sans me révéler quels étaient ses desseins à son égard. Remarquant les regards pleins de convoitise dont elle faisait l'objet et ne voulant pas susciter de rancœur en la gardant avec moi, je l'installai dans une cage non loin de ma tente. Je m'assurais qu'elle disposait d'eau, de nourriture et d'un minimum de confort lorsqu'elle se réveilla et tenta sans succès de me cracher au visage. Avisant une branche, je voulus la réprimander mais son désespoir m'émut et je m'éloignai tandis qu'elle nous agonissait d'injures, dans la plupart me paraissaient fort déplacées dans la bouche d'une jeune fille.

Quelques heures après, je m'affairais silencieusement dans ma tente pour rassembler mes affaires en bénissant la nuit couverte qui allait faciliter mon évasion. Il ne me fallut que peu de temps pour jeter mon équipement dans un grand sac et je sortis sur la pointe des pieds. Dehors, tout était calme, d'autant que, sous prétexte de célébrer notre victoire, j'avais relevé chacun de son tour de garde. Je m'apprêtai à partir quand j'entendis un cliquetis métallique et un murmure :

— Eh vous, ouvrez cette cage !

Je me retournai vers la captive en me maudissant de ne pas l'avoir bâillonnée avant d'aller me coucher.

— Vous feriez mieux de me libérer où je ferai tellement de bruit que tout le camp ne tardera pas à être debout.

— À part vous faire rouer de coups pour le dérangement, je ne vois pas très bien ce que vous en retireriez.

— Moi pas grand-chose, mais je suis sûre que certains seraient intéressés par votre petite escapade nocturne.

— Vous devez encore être en train de rêver, je vais juste faire une patrouille de routine, lançai-je d'une voix que j'espérais la plus ferme possible.

— Oh dans ce cas vous n'aurez aucun mal à convaincre votre chef, il m'a l'air assez ouvert d'esprit, susurra-t-elle en faisant mine de passer son écuelle sur les barreaux devant elle.

J'aurais sans doute pu l'assommer et la laisser là avec son petit air triomphant mais j'avais fait trop de compromis avec ma conscience ces derniers temps. Ne vous méprenez pas, même pendant ma jeunesse la plus insolente, je n'ai jamais accordé de crédit à ces sottises chevaleresques. Évidemment, si nous étions tous sans peur et sans reproche, prêts à tout pour défendre la veuve et l'orphelin, le monde serait merveilleux. Mais puisque ce ne sera jamais le cas, pourquoi limiter ses possibilités aux noms de principes fumeux. Toutefois, c'était là l'occasion de faire une bonne action à moindre frais. Et qui sait, je pourrais peut-être même en tirer profit. Du peu que j'en avais vu, la fille ne m'avait pas paru repoussante et je pourrais éventuellement la vendre voire la louer et lancer ainsi un lucratif réseau de prostitution. Je retournai donc dans ma tente récupérer la clef et nous partîmes à la faveur de l'obscurité. Nous marchâmes toute la nuit d'un pas vif en prenant soin de passer dans un ruisseau afin de rendre nos traces moins aisées à suivre. Lorsque le jour se leva, j'estimai que nous avions parcouru une distance suffisante pour être en relative sécurité. D'autant que dans sa folie – simulée ou non – Brice avait sûrement d'autres chats à fouetter.

— Et maintenant ? sondai-je ma protégée qui paraissait exténuée.

Elle ne s'était manifestement pas posée la question.

— Hum… Je n'ai nulle part où aller et mon père vient d'être tué. Pour l'instant je préfère être mal accompagnée que seule, d'autant qu'on dit les routes infestées de brigands.

— Triste époque que nous vivons, acquiesçai-je avec un demi sourire.

J'étais moi aussi assez fatigué et nous nous installâmes donc dans l'herbe grasse qui bordait le sentier pour prendre un peu de repos. L'ombre de quelques arbres centenaires n'empêcha pas le soleil de midi de me réveiller par sa chaleur. À mes côtés, ma part de butin était toujours endormie. Elle n'était pas très grande, et si je n'avais pas déjà eu un aperçu de sa détermination, sa jeunesse et son aspect fragile m'aurait inquiété. Ses vêtements éliminés ne mettaient pas en valeur ses formes naissantes mais j'admirais ses proportions harmonieuses. Évidemment, ses yeux rougis, ses lèvres gercées et ses oreilles légèrement décollées auraient pu tempérer un peu mon jugement. Mais à la vérité, cela m'importait peu en comparaison de sa chevelure. Elle n'avait manifestement pas souvent eu le loisir de lui accorder le soin qu'elle méritait mais même à l'abandon, j'en manquai quelques inspirations. C'était une crinière abondamment fournie qui se terminait en pointes recourbées et d'où s'échappait çà et là une ou deux mèches rebelles, qui paraissaient animées d'une vie propre. Surtout, son roux tirant vers le blond donnait à sa propriétaire une aura flamboyante qui l'illuminait et noyait ses menus défauts sous un flot de perfection capillaire.

Pas la peine de me jeter ce regard noir, j'ai bien saisi votre impatience. Je crois toutefois que par souci d'authenticité, mon récit se doit de refléter mon attrait particulier pour les cheveux et tout que ce qui s'y rapporte. Bien, cette mise au point effectuée, je reprends.


Je restais encore quelques instants à la regarder dormir en position fœtale, tout son corps accompagnant sa respiration paisible. Craignant qu'elle ne me surprenne dans cette position équivoque, je me mis en quête de gibier pour le repas. Lorsque je revins faire cuire deux lapins, elle était réveillée mais ne m'adressa pas un signe. Puis elle dévora sa part avec une faim de loup, toujours sans un mot, le regard perdu dans le vague. Enfin nous nous remîmes en chemin et comme elle n'avait formulé aucune suggestion ou réclamation, je me conformai à mon plan initial. J'avais vu des cartes dans la tente de Brice et j'avais essayé de prendre approximativement la direction de la grande ville marchande de la région : Vlasdac. Là-bas, je pourrais revendre tout ce qui n'avait pas d'utilité immédiate et chercher ou recruter une nouvelle bande de hors-la-loi. En attendant, le voyage risquait d'être assez monotone car ma partenaire ne décrochait pas une syllabe, plongée dans ses pensées. À voir sa démarche voûtée et les coups de pied rageur qu'elle décochait aux pierres qui croisaient son chemin, ce ne devait pas être bien agréable. J'avais moi-même connu ce sentiment d'abattement après avoir perdu des êtres chers dans des conditions arbitraires mais pas à son jeune âge. Pour autant, mon implication directe dans ses malheurs me compliquait singulièrement la tâche de lui remonter le moral. Et comme pour souligner sa morosité, le ciel se couvrit et une pluie épisodique mais glaciale ralentit notre progression déjà assez laborieuse. Alors que nous nous étions abrités contre le tronc d'un chêne tentaculaire, je tentai de briser la glace en posant une question qui me trottait en tête depuis la nuit de notre départ :

— N'auriez-vous pas appris un ou deux talents utiles durant votre enfance ?

Elle se tourna vers moi avec un air renfrogné :

— Évidemment, en tant que fille du chef du village, dès mon cinquième printemps, je suis parti seule dans la forêt à la recherche d'une vieille femme en noir qui nous rendait parfois visite. J'ai passé plusieurs années auprès d'elle à me former à la science hasardeuse des potions, à l'art délicat des enchantements et même aux secrets interdits de la nécromancie. Lors de mon épreuve finale, j'ai invoqué un dragon que j'ai chevauché par-delà le monde. Et depuis, je suis en quête de mâles vigoureux desquels je piégerai l'âme pour enfanter de nombreuses autres sorcières.

— C'est vrai ? demandai-je bêtement, n'ayant jamais réussi à vaincre les superstitions enfantines qui contrariaient encore mon sommeil les nuits de pleine lune.

— Si j'avais été une sorcière, je vous aurais tous changés en cafards avant que vous ne brûliez ma maison ! répliqua-t-elle dans un sanglot étouffé.

Regrettant d'avoir perdu une occasion de me taire, je m'écartai d'elle et, constatant qu'il ne pleuvait plus, je me remis en route. Nous cheminions toujours dans ce silence qui était désormais teinté d'embarras quand des gémissements s'élevèrent au-delà d'un coude que formait le sentier devant nous. Je pressai le pas mais ce n'était qu'un vieil homme qui gisait dans le fossé. Je m'en détournai déjà quand j'entendis derrière moi la reine des muettes poser une question de circonstance malgré son manque de pertinence :

— Vous allez bien ?

Soupirant théâtralement, je revins sur mes pas pour abréger cette rencontre, tout en sachant que la nature n'allait pas tarder à s'en charger. En effet, l'homme était livide, une grande partie de son sang s'étant échappée d'une large plaie qui lui barrait la poitrine et dont la cicatrisation paraissait mal engagée en absence d'hygiène. Plus étonnant, il avait atteint cet âge avancé dont il est difficile de deviner ce qui l'a précédé, même si j'associai ses autres cicatrices à celles que les guerres infligent aux vétérans. Il était à bout de forces et sa réponse se perdit dans un gargouillis accompagné d'un flot de bave. Ses yeux mi-clos eurent un sursaut de soulagement lorsqu'il me vit dégainer mon épée.

— Qu'est-ce que vous allez faire ? m'interrogea la jeune fille en agrippant mon bras.

— Mettre fin à ses souffrances dans la dignité, répondis-je en la repoussant.

— Vous n'êtes qu'un barbare, nous devons le soigner.

— Dans le meilleur des mondes peut-être, mais aucun de nous n'est magicien et j'ai l'impression qu'il est nettement au-delà de nos connaissances médicales.

— Des vôtres sans aucun doute – à supposer qu'elles existent – mais si je ne suis pas une sorcière, je me destinai tout de même à devenir guérisseuse.

— À la bonne heure, voilà le genre de compétences auxquelles je faisais allusion juste avant. Malheureusement, nous arrivons trop tard pour les mettre à l'œuvre à son profit.

— Si nous n'essayons pas, il n'a effectivement aucune chance.

— Votre naïveté juvénile est certes touchante mais soyez sérieuse et regardez votre «  patient  ». Il arrive à peine à respirer et il a visiblement plusieurs fractures. Oh, et je peux voir ses organes à travers le trou qu'il a dans le ventre ! En plus, si vous arriviez par miracle à le remettre sur pied, qu'est-ce que ça nous rapporterait ? Lui-même n'a rien à y gagner, il est déjà si vieux qu'il mourra quoiqu'il arrive dans les trois prochains mois, d'une façon ou d'une autre.

— Si vous étiez à sa place, ne souhaiteriez-vous pas qu'un voyageur compatissant vous vienne en aide ?

— Si, en abrégeant ma peine, pas en m'appliquant je ne sais quel cataplasme pour prolonger mes douleurs de quelques jours !

— Et bien laissez-moi au moins essayer de lui redonner conscience, que nous puissions lui demander quelle est sa préférence.

— Très bien, ça prendra sans doute moins de temps que cette discussion stupide, cédai-je avec résignation.

Bien mal m'en prit puisque je dus me mettre à la recherche de larmes de griffon : «  une fleur fuchsia avec des feuilles pointues et une tige légèrement hélicoïdale  ». Elles étaient censées être abondantes dans la région mais je n'en avais trouvé que deux spécimens après une bonne demi-heure à crapahuter dans les bois. Ne me souciant pas le moins du monde de la vie humaine en jeu, je décidai que c'était suffisant pour mettre à l'épreuve les dons de la prétendue guérisseuse. À mon retour auprès du blessé, je constatai qu'elle avait allumé un grand feu au-dessus duquel était suspendu un récipient que j'avais pris au camp à tout hasard. Il tenait grâce à un montage en bois dont le principe était certes enfantin mais dont j'appréciais la réalisation soignée. Elle, en revanche, ne fut pas impressionnée par la manière dont je m'étais acquitté de ma tâche et récupéra les fleurs avec une moue désapprobatrice :

— Et c'est vous qui venez me parler de se rendre utile… Enfin, je suppose que c'est mieux que rien. Allez donc l'envelopper dans une couverture, il faut qu'il reste au chaud.

Je m'exécutai en levant les yeux au ciel tandis qu'elle s'affairait autour de son chaudron de fortune. Je fus rassuré de constater qu'elle ne psalmodiait aucune formule et qu'elle ne traçait pas de signes cabalistiques dans les airs. Finalement, elle y plongea un gobelet et le porta à la bouche du blessé dont l'état avait encore empiré depuis que nous étions arrivés. Dans un premier temps, cela ne fit aucun effet mais peu à peu, son visage retrouva des couleurs et son souffle devint moins haché. Et alors que je craignais qu'il nous faille passer la nuit ici, je fus surpris d'entendre une voix faible s'adresser à nous :

— Merci… Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. Sans vous je serais mort loin des miens, au milieu des animaux. Je ne sais comment vous exprimer ma gratitude. Peut-être pourriez-vous accepter ceci.

Il sortit d'un sac caché dans son dos un papier jauni mais soigneusement plié dont cette satanée fillette se saisit avant moi.

— Mais c'est bien naturel, répondit-elle en lui souriant. Nous n'allions tout de même pas vous achever comme un cheval blessé, poursuivit-elle en me dévisageant d'un air courroucé.

— Et aurais-je la joie de connaître le nom de mes bienfaiteurs ?

— Bien sûr, je m'appelle Jane, pour vous servir.

Ils se tournèrent tous deux vers moi :

— Je ne suis pas votre bienfaiteur mais si on vous demande, vous pourrez dire que vous avez croisé le chemin de Liberty, pérorai-je en feignant d'ignorer le soupir dédaigneux de la dénommée Jane. Maintenant, si vous nous excusez, nous avons déjà pris beaucoup de retard…

— Vous avez entendu les nobles paroles de l'honorable sire Liberty, pouffa-t-elle avec une révérence d'opérette.


À l'exception de ce contretemps irritant, le reste du trajet jusqu'à Vlasdac se déroula brièvement et sans encombre. Pour autant, cet incident n'avait pas été dénué d'enseignements, puisque outre le prénom de Jane, j'avais découvert l'étendue de ses connaissances médicales. Je ne donnais certes pas cher de l'homme que nous avions abandonné flageolant sur ses jambes décharnées, mais le simple fait qu'elle ait réussi à prolonger ses souffrances constituait une prouesse en soi. Cela me poussait à reconsidérer mes projets à son endroit puisqu'elle pourrait m'être plus utile si elle m'assistait de son plein gré. D'un autre côté, la partie était loin d'être gagnée car elle s'était plongée de plus belle dans sa bouderie nostalgique et ma brusquerie avait eu l'air de la hérisser.

Alors que le soleil sombrait de sa belle mort à l'horizon, nous parvînmes aux murs de la cité. On nous laissa y pénétrer sans difficulté, malgré nos mines creusées et notre couple mal assorti. Éreintés, nous entrâmes dans la première auberge qui se présenta à nous, un bouge passablement défraîchi dont l'heure de gloire n'était plus qu'un lointain souvenir – à supposer qu'il en ait jamais connu une. Le repas était rudimentaire mais les portions généreuses et bon marché, ce qui me convenait fort bien. Les clients semblaient indifférents à notre arrivée, et même indifférents les uns aux autres, ce qui conférait un calme incongru à la salle principale. Pourtant, alors que j'avais littéralement la tête plongée dans mon bouillon de patates, j'entendis un murmure parcourir l'assistance. Je me redressai et, me tournant dans la direction que tous les regards avaient soudain adoptée, j'assistai à l'entrée d'une barde. Elle était menue et vêtue avec une négligence raffinée. Dans son dos balançait une mandoline tapageuse, incrustée de pierres semi-précieuses et recouverte d'inscriptions que je ne parvenais pas à distinguer. Cela n'avait toutefois pas grande importance en comparaison du sacrilège que constituait pour moi son crâne chauve, qui jurait doublement avec ses qualités de femmes et de ménestrel. J'en restai pétrifié et il me fallut faire un violent effort de volonté pour parvenir à prêter attention à ses paroles :

— Cher public, vous voici parvenu à la fin d'une journée qui, je le pressens, fut rude pour certains d'entre vous. Peut-être toutes vos entreprises n'ont-elles pas été couronnées de succès, peut-être d'insidieuses douleurs vous ont-elles accablées ? Pourtant, il y a toujours une leçon à tirer de ces difficultés. Mais puisqu'elles sont encore trop fraiches pour servir cet office et que cela ne ferait que remuer le couteau dans la plaie, laissez-moi vous conter l'édifiante aventure du jeune berger Clarence.


Un jour que cet homme simplet s'était accordé une sieste au lieu de surveiller ses bêtes, l'inévitable se produisit. À son réveil, il eut beau recompter les brebis de toutes les manières envisageables, l'une d'elle s'obstinait à manquer à l'appel. Il aurait pu se résigner et rentrer au village recevoir une correction de son père. Mais son manque d'esprit ne l'empêchait pas d'être bon et il s'inquiétait des loups ou des chasseurs qui pourraient faire du mal à la brebis égarée. Il entreprit donc de partir à sa recherche et s'engagea dans la forêt qui s'étalait autour de la colline où il s'était assoupi. Plus il s'y enfonçait et plus le silence s'y faisait pesant, la lumière rare et les arbres oppressants. Bientôt, il ne distinguait qu'à grand-peine le sentier, dont les troncs immenses et resserrés qui le bordaient l'empêchaient toutefois de s'écarter. Il fut tenté de faire demi-tour mais des rugissements féroces s'élevèrent dans son dos et il n'eut pas le courage de jeter un coup d'œil derrière lui. Alors que le chemin était initialement rectiligne, il serpentait désormais de plus en plus franchement, s'enroulant parfois sur lui-même jusqu'à se rencontrer en un autre point, ce qui désorientait complètement Clarence. Et comme pour ajouter à son infortune, il n'avait pas aperçu la moindre trace de la brebis disparue.

Alors qu'il avait presque perdu espoir, il découvrit au loin une trouée dans les arbres qui semblait annoncer une clairière. S'y précipitant, il constata qu'une imposante bâtisse en pierre de taille s'y élevait. Il saisit en y entrant qu'il s'agissait d'une cathédrale. Plus exactement de ses vestiges car la végétation avait colonisé le sol et le grand vitrail central avait perdu de son éclat sous les assauts répétés du vent et des précipitations. Rien qui ne pouvait toutefois venir à bout de l'atmosphère solennelle qui continuait de baigner les lieux. L'impression était renforcée par les statues austères et triomphantes qui ornaient les bas-reliefs. Tout ce que le monde avait un jour pu compter d'empereurs, de rois, de princes ou de généraux semblaient y être représentés au milieu d'épiques scènes de batailles. Leurs noms avaient depuis longtemps sombré dans un oubli profond et que la poussière de leurs os avait eu le temps de se répandre aux quatre coins de la planète. Pourtant, leurs regards empreints d'un orgueil partagé n'en demeuraient pas moins glaçants. Par delà le tombeau, ils continuaient de plus à dominer des monceaux de cadavres et à travers eux, la mort elle-même. Comme eux, toutes ces batailles – malgré l'insoutenable violence qu'exprimaient les gravures – avaient sombré dans les ténèbres de l'histoire. Les balistes démesurées, les déluges de flèches enflammées et les éléphants en armure qui distinguaient ces innombrables carnages n'inspiraient rien de plus à Clarence qu'une certaine lassitude. Alors qu'il s'apprêtait à ressortir, il eut pourtant la surprise de voir l'une des statues s'animer, ses paupières d'argile s'entrouvrant dans un nuage de poussière. C'était le seul modèle féminin et d'après son accoutrement hétéroclite, il supposa que c'était une sorte de grande prêtresse. Une voix s'éleva de partout autour de lui :

— Clarence, tu n'es pas malin mais ton cœur est pur et tes intentions louables. Tu es notre premier visiteur depuis des siècles et pour te remercier, je vais t'accompagner dans ta quête.

Tout en parlant, elle avait péniblement dégagé ses jambes des murs qui la retenaient prisonnière et se trouvait devant lui, même si elle mesurait au moins cinq mètres. Acceptant cette nouvelle situation sans un soupçon d'étonnement, Clarence s'en retourna dans la forêt, accompagné de son imposante alliée, dont chaque pas laissait une large empreinte dans le sol sylvestre. Ils avançaient sans parler et autour d'eux, l'environnement muait progressivement. Certes, l'ensemble paraissait gagner en luminosité mais c'était au prix de changements plus inquiétants. Les arbres se tassaient, devenaient chenus, perdant leurs feuilles et de larges plaques d'écorce qui s'effritaient en touchant le sol. Alors que Clarence n'avait vu aucun animal jusque-là, voilà que certains disparaissaient dans les fourrés à leur apparition. Peut-être en avait-il été de la sorte depuis le début mais ils étaient maintenant plus lents, comme perclus de rhumatismes ou rongés par une maladie dégénérative. Et à l'instar des arbres, ils abandonnaient dans leur sillage des touffes de pelages mangées par les mites. Ce qui n'était au commencement que des exceptions malheureuses faisait désormais figure de norme inévitable. L'éclairage continuait de gagner en puissance au point que cela se révélait douloureux pour les yeux du berger. Il distinguait de moins en moins de détails et s'en remit donc à la statue pour déterminer leur trajectoire. D'autant que les objets perdaient leur contraste en s'assombrissant et semblaient se mouvoir au ralenti, comme englués dans une pâte morbide. Enfin la statue s'arrêta et Clarence entrouvrit les yeux. Il était face à un squelette immense et subtilement disloqué mais dont la structure générale lui était familière. La voix d'outre-tombe vint lui confirmer son mauvais pressentiment :

— Tu étais certes animé de bonnes intentions Clarence, mais tu as pêché par facilité. Tu m'as suivie aveuglement sans jamais faire preuve de réflexion ou même d'un maigre sens de l'observation. Si cela avait été le cas, tu aurais remarqué le plan inscrit dans mon dos et tu serais parvenu assez vite à ta brebis pour la sauver. Que ce conseil acquis au prix de la mort tu sois utile à l'avenir.


Malgré le classicisme de l'histoire, sa maxime simpliste rencontra un certain succès auprès d'une assemblée formée pour la majorité d'individus qui ne devaient leur survie qu'à un sens aigu de la débrouillardise. J'en fus moi-même ramené aux événements de la journée. Après tout, c'était bien beau d'avoir sauvé ce vieillard mais qu'allions-nous pouvoir en tirer avec un peu de réflexion ? La réponse coulait de source, le parchemin qu'il nous avait remis devant bien revêtir une quelconque valeur, au moins à ses yeux. Je me rappelais aussi que s'il nous l'avait remis, je n'en avais pas reçu la garde. Heureusement, j'avais machinalement commandé de l'alcool avec le repas et la jeune fille ne devait pas en avoir une grande expérience. Elle était effectivement en train d'applaudir à tout rompre avec un grand sourire béat, et son maintien me paraissait précaire. Dans ces conditions, subtiliser le papier qu'elle avait glissé dans sa poche ne fut pas particulièrement délicat et je pus le déplier précautionneusement. Comme je l'avais espéré, il s'agissait d'une carte. Du moins dans les grandes lignes car son état de conservation laissait à désirer et elle était surchargée d'un charabia qui m'évoquait les gribouillis d'un enfant manchot. Je ne me décourageai pas pour autant car j'étais persuadé que dans une ville de cette importance, il devait bien avoir un ou deux hurluberlus qui se proclamaient lettré et consacraient leur existence à l'étude des textes anciens. J'avais déjà croisé l'un d'eux attaché au service du comte Alkaran et il m'avait laissé un souvenir pour le moins déroutant.

Après un certain temps, je l'avais même soupçonné de se vautrer dans une caricature de sa profession pour mieux préserver les secrets de sa véritable personnalité. Il paraissait âgé, ce qui était sans doute le cas, car personne n'aurait eu la patience de déplacer à son allure d'escargot. Il arborait une éternelle robe de bure qu'il ne lavait pratiquement jamais et une barbe absurde qui lui arrivait presque jusqu'au nombril. Elle était bien sûr d'un blanc tacheté de filets gris et il ne pouvait – ou ne voulait – s'empêcher de l'étreindre frénétiquement à la moindre occasion. Elle présentait aussi l'avantage de noyer ses paroles dans un murmure indistinct, ce qui donnait au profane le sentiment qu'elles étaient nimbées de sagesse ancestrale. Cette apparence installait le personnage dès le premier coup d'œil mais n'aurait servi à rien sans un comportement approprié. Il était donc distrait et lunaire, donnant toujours l'impression d'être perdu car ses pensées ne pouvaient se détacher de sujets fondamentaux et contemplatifs. Une fois, alors que je l'observais discrètement tandis qu'il marchait seul aux abords de la ville, je l'avais entendu s'excuser platement auprès d'une poule qu'il avait heurtée par mégarde. Il était en outre de notoriété publique qu'on pouvait lui vendre n'importe quel bien trois fois son prix d'origine. Il suffisait pour cela de prétendre qu'il avait appartenu à un poète illustre, le plus dur étant de trouver un nom authentique qui n'avait pas déjà servi. On m'avait aussi rapporté qu'il habitait dans une vieille bicoque poussiéreuse qui menaçait de s'écrouler à chaque instant et dont les murs débordaient d'ouvrages rares. Il n'était pas en odeur de sainteté auprès du comte car ses simagrées agaçaient prodigieusement celui-ci mais sa présence demeurait un atout dont il aurait été imprudent de se passer. En effet, ses connaissances historiques et son expérience lui permettaient à l'occasion de dispenser des conseils judicieux malgré leur ton catastrophique.

Espérant rencontrer un spécimen moins déformé professionnellement, et qui devait donc vivre suivant des horaires normaux, je louai une chambre pour deux. J'y montai une Jane à demi inconsciente et découvris qu'à l'image des repas, elles étaient abordables mais spartiates. Cette première nuit dans de vrais lits nous fit du bien et se prolongea fort tard, tant et si bien qu'à notre réveil, il n'y avait plus grand monde dans la salle commune. J'avisai un homme entre deux âges qui me paraissait plus dégourdi que la moyenne :

— Holà mon ami. Je me présente, Guy Paleman, marchand d'épices de mon état. Je ne vous importunerai pas longtemps mais une de mes connaissances m'a envoyé une lettre prometteuse accompagnée de documents dans une langue obscure. Ne connaîtriez-vous pas un traducteur ou un érudit qui pourrait m'éclairer ?

Devant son silence réprobateur, j'essayais d'ajouter un peu de dramatique à ma requête :

— Je n'aurais pas eu le culot de vous déranger s'il ne s'agissait pas d'une affaire de la plus haute importance pour moi.

Il leva les yeux de son bol avec un grognement dédaigneux. En voyant sa face ravagée par l'alcool, je me pris à douter de mon choix. Pourtant, malgré son ton pâteux, son langage trahissait une certaine éducation :

— Voyez-vous ça, une affaire de la plus haute importance pour vous. Vous avez au moins réussi à vous retenir d'en faire une question de vie ou de mort… Mais en quoi vos problèmes peuvent-ils bien m'intéresser, demanda-t-il en lançant un regard concupiscent à Jane, qui semblait étrangement calme.

Je m'abstins de lui frapper la tête contre la table pour lui éclaircir l'esprit et affichai plutôt mon plus grand sourire.

— Vous voulez dire, au-delà de la satisfaction morale d'aider son prochain.

— C'est exactement ce que je veux dire.

— Eh bien, comme je vous l'ai dit, cette lettre annonce de jolis bénéfices et votre aide précieuse vous donnerait naturellement droit à une petite part.

— Vous pourriez aussi bien m'offrir un bout de la lune, j'ai à peu près autant de chance de recevoir l'un que l'autre.

— Je ne peux que m'incliner devant un tel pragmatisme. Que diriez-vous si je vous offrais votre nuit et votre repas ?

— Que si vous étiez vraiment un marchand, ce serait assez mesquin de votre part mais que dans cette éventualité, vous ne seriez pas descendu dans ce trou pouilleux avec des habits de clochard.

— Et perspicace avec ça. Alors arrêtons de tourner autour du pot. On n'a qu'à jouer ça aux cartes et si je perds, vous pourrez faire plus ample connaissance avec mon amie.

Ce développement inattendu eut raison du calme apparent de la principale intéressée qui me frappa le tibia avec une expression à la fois interloquée et furibonde. Je tentai de l'apaiser en arguant de mes succès fréquents au jeu et en prétendant qu'il n'y avait personne à la ronde qui pourrait nous fournir ce genre de renseignements. Ce dernier point était des plus oiseux mais j'y mettais assez de conviction pour emporter son adhésion du bout des lèvres. Ce qui me permit de ne pas admettre qu'en vérité, c'était plutôt une obstination malsaine qui me poussait à ne pas planter là ce type dont l'air patibulaire ne me revenait décidément pas. Nous fîmes place nette sur la table et il sortit un paquet de cartes que j'inspectai consciencieusement. La partie s'engagea et il s'avéra vite que ce n'était pas un joueur très expérimenté car il tombait dans plusieurs de mes feintes classiques. Pourtant, son interprétation tatillonne des règles plombait le rythme et me tapais sur les nerfs, au point de me faire manquer plusieurs coups évidents. Je commençais à craindre qu'il ne trouve un prétexte fallacieux pour abréger ses souffrances mais il finit par s'incliner car le respect des règles lui tenait trop à cœur. Il griffonna une adresse sur un bout de papier et quitta l'auberge avec un air rageur, non sans avoir trié toutes ses cartes. Je me retournai vers Jane, triomphant :

— En route !

Elle semblait aussi figée qu'une statue de sel et même ses lèvres s'animèrent à peine :

— Et si vous aviez perdu ?

— Eh bien, vous auriez eu la chance d'avoir une conversation stimulante avec le père potentiel de vos enfants.

Ma boutade eut autant d'effet sur elle qui si j'avais déclamé des alexandrins à un corbeau.

— Rassurez-vous, je vous aurais surveillée discrètement et je serais intervenu en cas de dérapages.

— En n'en profitant pour vous rincer l'œil au passage…

— Même les gentlemen peuvent joindre l'utile à l'agréable à l'occasion. Mais je ne l'aurais pas laissé vous causer de trop fâcheux désagréments.

— En somme vous avec calculé au mieux l'emploi de vos ressources.

— Ne prenez pas ça trop personnellement. J'ai peut-être fait preuve d'une audace un peu cavalière mais vous m'êtes trop précieuse pour que je m'aliène votre bonne volonté. Et puis, regardez ce que nous avons obtenu.

— C'est justement le cœur du problème. À supposer qu'il ne nous ait pas donné l'adresse du barbier local, je ne vois pas ce qui nous pousse à aller voir un traducteur.

— C'est vrai qu'hier soir, votre attention a rapidement décliné au fur et à mesure que vous vidiez vos verres. Mais j'ai pris la liberté d'examiner le document que vous a offert votre convalescent. Je suis sûr qu'il s'agit d'une carte et d'après son âge, elle nous mèneras sans aucun doute à des reliques de grandes valeurs. Malheureusement, je ne peux vous fournir plus de détails car je ne suis pas parvenu à déchiffrer ses inscriptions.

— J'étais effectivement bien sotte de m'inquiéter puisque même votre totale incompréhension ne vous empêche de vous forger des certitudes. Après tout, quel pusillanime imbécile se soucie de toutes ces futilités qui encombrent les plans comme leur échelle ou la signification des pictogrammes.

— C'est justement pour ça que je me suis employé à obtenir le nom d'un spécialiste qui pourra nous renseigner. Mais peut-être aurais-je dû me contenter d'adopter votre passivité en attendant qu'une âme généreuse nous offre un tribut pour récompenser l'ensemble de notre œuvre. Je ne sais pas vous, mais je n'ai pas l'intention de finir ma vie à abattre des arbres pour un salaire de misère.

— Vous avez raison, pourquoi n'irions-nous pas chercher fortune en incendiant un village vide…

— À la réflexion, l'ironie ne vous sied guère mieux que la passivité. Mais si tout ça ne vous intéresse pas, pas de problème. Cédez-moi cette carte sans valeur à vos yeux pour un sou symbolique et que jamais nos chemins ne se recroisent !

— Ne plus voir votre tête d'assassin est certes tentant mais je suis quand même curieuse de voir si ce type nous a envoyé au bon endroit et le cas échéant, quelles explications nous y trouverons.

— À la bonne heure !


Après ces tractations superflues, nous pûmes sortir profiter des délices de Vlasdak. Même en cette fin de matinée, et alors que la faim commençait à titiller ceux qui s'étaient levés avec le soleil, les rues étaient animées. Nous n'étions pas au milieu d'un marché mais le loyer de ses emplacements avait dû rebuter nombre de vendeurs car les murs étaient recouverts d'étalages. À cette heure tardive, il ne restait que les produits les moins attrayants mais les prix adaptés en conséquences attiraient des consommateurs peu regardants sur la qualité. Ces gens modestes marchandaient âprement chaque achat dans un sabir si rapide que je ne comprenais pas un mot sur trois. Pour ne rien arranger, la région semblait avoir adopté un accent bien à elle qui avalait les consonnes et même les réponses plus posées des marchands me demeuraient sibyllines. Ce n'était pourtant pas un problème d'audition car chacun semblait avoir à cœur d'exhiber toute l'étendue de sa cage thoracique. Les rares à ne pas être dotés d'une voix de stentor compensaient cette lacune en ponctuant leurs phrases de vigoureux moulinets des bras. Ce qui n'était pas sans poser quelques soucis car l'étroitesse des rues imposait à cette foule une forte densité. Je vis d'ailleurs à plusieurs reprises un contact malencontreux dégénérer en une bagarre qui paralysait encore plus ces artères encombrées. Et malheur au vaincu qui finissait au sol. Ce dernier était en effet recouvert d'une respectable couche de crasse dans laquelle se mêlaient boue, gravillons, déchets domestiques et excréments de diverses espèces animales, jusqu'aux plus évoluées. Nos pas s'enfonçaient dans cette pâte nauséabonde avec de répugnants bruits de succion et il fallait forcer pour les en dégager. Cela expliquait sans doute le peu de recherche vestimentaire des passants, la plupart se contentant d'une tunique en maille grossière et d'une sorte de jupe tressée qui couvrait leurs jambes à hauteur des genoux. L'autre raison de ce relatif dénuement trouvait aussi sa source dans le fait que nous avions pénétré dans un quartier périphérique et populaire. Ce qui se concrétisait dans l'architecture rudimentaire des maisons. Elles n'étaient pas alignées, bâties dans un bois mal dégrossi et mesuraient rarement plus d'un étage. Les toits étaient en chaume et si certains se paraient d'encorbellements, le résultat laissait franchement à désirer.

À force de demander notre chemin à des gens qui nous répondaient presque dans un jappement, nous nous rapprochions néanmoins du centre de la cité. La pierre faisait son apparition dans les murs et sur la chaussée, le volume sonore avait baissé d'un ton et les habitants paraissaient un peu plus raffinés. Notre trajet serait presque devenu supportable sans les incessantes processions de charrettes qui convoyaient des denrées entre les entrepôts de la ville et qui s'arrogeaient la priorité avec le plus grand mépris pour la sécurité des piétons. Le bas de certains des véhicules étaient d'ailleurs taché de ce qui ressemblait fort à du sang séché et à voir l'expression insouciante des conducteurs, cela ne devait pas les empêcher de dormir. Heureusement, les pavés décollés rendaient leur approche particulièrement bruyante et les contraignaient à tempérer l'allure de leur attelage. En revanche, malgré des liens méticuleux, cela offrait aux plus légers des biens transportés la possibilité d'échouer par terre. Ce n'était pas perdu pour tout le monde car il se trouvait toujours quelqu'un d'assez dégourdi pour les récupérer avant qu'ils ne soient écrasés. Surmontant ces distractions, nous finîmes par atteindre la demeure que nous recherchions. Contrairement à mes attentes, elle était petite et discrète même si elle paraissait entretenu avec un soin quasi-maniaque. D'une propreté absolue, sa façade présentait une symétrie irréelle, jusqu'à l'unique éraflure sur deux de ses volets. Une pelouse taillée au cordeau la séparait de la rue, agrémentée de fleurs indolentes à la disposition millimétrée. J'étais presque gêné de briser ce bel ensemble pour aller frapper à la porte. Elle s'ouvrit d'ailleurs avec une plainte de reproche et un homme à la peau d'ébène apparut dans son ouverture. Je le pris d'abord pour un majordome car son visage presque poupin s'opposait de nouveau à mes préjugés. Pourtant, il ne fit pas mine d'aller chercher son maître et son expression interrogative dénotait plus la curiosité que l'expectative. Le silence se prolongeais au-delà du confortable et Jane intervint :

— Bonjour, nous cherchons le docteur Shezino, sauriez-vous où le trouver ?

— Le monde serait bien fade si toutes les questions étaient aussi simples. Et pourtant bien souvent, ce sont les vérités les plus élémentaires qui se refusent à nous avec la plus grande pugnacité. Maintenant que vous savez qui je suis, en quoi puis-je vous être utile ?

Si ce ton à la fois pédant et cryptique plongea Jane dans le trouble, il dissipa mes doutes et je repris l'initiative :